Le duc d'Orléans au Cap Nord
Müller alias le duc d'Orléans
Nous sommes en 1795. Deux jeunes gens qui se prétendent
suisses ou allemands, voyagent jusqu'au Cap Nord. Ils rencontrent
partout une hospitalité bienveillante, et au retour, ils
envoient des lettres de remerciements à leurs hôtes, en
dévoilant leur véritable identité. Celui qui se
nommait Müller était en fait Louis-Philippe, duc
d'Orléans et son compagnon Froberg était en
vérité le comte de Montjoye.
Ces deux jeunes nobles n'auraient peut-être laissé
que peu de traces dans l'histoire, si d'une part le duc
d'Orléans n'était devenu en 1830 Louis-Philippe 1er,
roi des Français, et si d'autre part Louis-Philippe n'avait
fait parvenir, en 1839, un buste de lui-même à son
hôte de Måsøy en signe de remerciement pour un bon
accueil plus de quarante ans auparavant...
En 1795, le duc d'Orléans, alors âgé de 22 ans
est en fuite de la Révolution Française, qui a entre
autres guillotiné son père Louis-Philippe
Egalité en 1793. Il voyage donc incognito sous le nom de
Müller en compagnie de son ami le comte de Montjoye (qui utilise
le nom allemand de sa famille – Froberg – comme
pseudonyme). Avec eux, un domestique, Baudoin, et un
interprète, l'islandais Holm.
En Norvège du Nord, on trouve leur trace à
Bodø, où ils ont séjourné pendant
quelques semaines en juin-juillet 1795. L'historien Håvard Dahl
Bratrein cite dans un article bien documenté (cf.
bibliographie) un arrêt
des jeunes gens à Hamnvik (commune actuelle d'Ibestad) et
à Sandsøy (commune actuelle de Bjarkøya). A
Hammerfest ils sont accueillis chez le consul C.L. Buck, qui bien
sûr les recommande à son frère
C.P. Buck, marchand établi à Måsøy.
Lors de leurs arrêts, les jeunes touristes
logent chez le pasteur local ou un riche marchand dont
l'habitation est par tradition aussi une auberge pour les (rares)
voyageurs. Ils ont avec eux un passe-port délivré par
le roi de Danemark-Norvège à Copenhague ainsi que,
entre autres, une lettre de recommandation de l'évêque
de Trondheim.
Quelques mots dans un album de souvenirs
A Måsøy où ils arrivent le 20 août,
les dits Müller et Froberg rendent visite au pasteur Tobias
Bernhoft. L'album de souvenirs de Madame Juul (1729-1809),
gouvernante du pasteur, originaire du Danemark et habituée aux
sociétés littéraires de Copenhague,
installée à Måsøy depuis 1792, recueille
alors les salutations suivantes:

Belieben die Besitzerin dieses Buch da zum Gedenken
eines Reisenden beizubehalten, der für alle Gütte und
empfangene Freundschaft bis zu dem Ende Erkenntlich sein wird.
Maasoe den 20ten Augustus 1795. Froberg
We pray Mistress Jules to remember
the two trawellers in Finmarcken and to be persuaded that they
will always be thankfull for her politeness and attentions toward
them during their short stay in this island.
Müller
Le duc d'Orléans passe encore une nuit chez un
pêcheur à Kirkestappen, une île aujourd'hui
inhabitée, d'où ils partent pour atteindre le Cap Nord
le 24 août.
Xavier Marmier raconte
Le retour de Müller et Froberg vers la Suisse se fait par la
Laponie et la Suède. On peut deviner la surprise des
hôtes quand la véritable identité du dit
«Müller» est révélée, et
comprendre pourquoi cette visite du duc d'Orléans a pris
quelque peu un aspect de légende, comme en témoigne
Xavier Marmier, dans ses Lettres sur le Nord:
Au delà de Maasö, les îles
cessent du côté du nord; on entre dans la pleine mer,
et bientôt on aperçoit les trois pointes de Stappen. [...]
Autrefois il y avait là quelques habitations; il y avait aussi
une église à Maasö. Quand Louis-Philippe fit le
voyage du Cap-Nord, il s'arrêta une nuit chez le sacristain de
Maasö, une autre chez un pêcheur de Stappen. Son voyage
dans le Nord a déjà passé à l'état
de tradition populaire. Les pêcheurs se le sont dit l'un
à l'autre, les pères l'ont répété
à leurs enfans; et les naïfs chroniqueurs de cette
Odyssée royale n'ont pu s'en tenir à la simple
réalité; ils l'ont agrandie et brodée selon leur
fantaisie. On raconte donc qu'une fois il arrive ici des
contrées du sud, de ces contrées merveilleuses
où les arbres portent des pommes d'or, un grand prince, qui
cachait, comme dans les contes de fées, son haut rang et sa
fortune sous le simple habit de laine norvégien. D'abord on le
prit pour un étudiant curieux qui cherchait à
s'instruire en parcourant le pays, ou pour un marchand qui voulait
connaître l'état de la pêche de Lofodden, d'autant
qu'il était doux, honnête, et nullement difficile
à servir. Mais bientôt on reconnut que c'était un
personnage de distinction, car il avait avec lui un compagnon de
voyage (M. le comte de Montjoye) qui ne lui parlait jamais qu'en se
découvrant la tête, qui couchait sur le plancher tandis
que le prince couchait dans un lit. [...]
A l'époque où
Louis-Philippe voyageait dans ces contrées si peu connues,
il n'avait point d'habit de drap fin sous sa blouse de vadmel,
point de croix de diamans sur la poitrine. Le désir de
voir, d'observer, de s'instruire, lui avait fait entreprendre avec
de faibles ressources cette longue et difficile excursion. Il
venait de son collège de Reichenau, n'emportant pour toute
fortune qu'une modique lettre de change sur Copenhague.
Ce que Marmier ne raconte pas dans son livre, c'est le buste
envoyé par Louis-Philippe à son hôte de
Måsøy. La corvette «La Recherche», sous la
direction de Paul Gaimard, effectue en 1839 une expédition
scientifique au Spitzberg et dans le nord de la Norvège. En
route, ils doivent remettre de la part de Louis-Philippe, un buste du
roi lui-même au marchand Buck, son hôte de
Måsøy en 1795. Mais en 1839, M. Buck n'est plus
là, et sa maison en bois a été
transportée à Havøysund. C'est le nouveau
propriétaire, le marchand Ulich, qui sera donc honoré
de ce buste royal.
La réception du buste royal, d'après Léonie d'Aunet
Léonie d'Aunet, qui participait à
l'expédition de «la Recherche» en 1839, raconte
dans son livre Voyage d'une femme au Spitzberg:
Un jour de l'été de
1795, un jeune homme du nom de Froberg, accompagné d'un ami
qui portait celui de Muller, débarqua d'un petit vaisseau
danois et se fit descendre sur la côte près d'Alten;
de là il continua sa route à cheval jusqu'à
Hammerfest, où un bateau le prit et le conduisit à
Havesund. Arrivés là, les deux amis reçurent
l'hospitalité du père de M. Ullique, qui les mena
lui-même au cap Nord, but de leur longue pérégrination,
et ne les laissa partir que comblés des soins les plus
affectueux. Quelques années plus tard, le père de M.
Ullique apprenait que ce jeune étranger, dont la
distinction et l'instruction lui avaient laissé un souvenir
profond, avait un autre nom que celui de Froberg; il s'appelait
Louis-Philippe d'Orléans; son compagnon Muller se nommait
M. de Montjoye.
Le bon père Ullique resta toute
sa vie sous l'émotion rétrospective de l'honneur
fait à sa maison, et ses sentiments d'admiration et de
sympathie pour le prince d'Orléans le firent élever
son fils dans les sentiments les plus enthousiastes pour tout ce
qui porte un nom français.
Le prince d'Orléans, devenu roi
des Français, n'avait pas oublié la cordiale
réception de la famille du marchand d'Havesund, et nous
étions chargés d'en consacrer le souvenir, en
offrant à M. Ullique un fort beau buste en bronze, portrait
et présent du roi des Français.
La famille norvégienne était
dans le ravissement.
Comme le remarque pertinemment A.B.Wessel dans son opuscule sur
Louis-Philippe au Cap Nord, Léonie d'Aunet fait ici de
nombreuses erreurs, entre autres sur le pseudonyme des protagonistes.
Mais peu importe! C'est sans doute la seule trace de cet
événement dans la littérature française,
puisque Xavier Marmier passe l'épisode du buste
du roi sous silence.
Le buste de Louis-Philippe est resté plus de cent ans dans
la même maison. Mais à la fin de la deuxième
guerre mondiale, quand les Allemands fuient les troupes
soviétiques, ils pratiquent la méthode de la
terre brûlée. La maison de la famille Ulich ne fait
pas exception. Et avec elle disparaît aussi la majeure partie
du buste en bronze de Louis-Philippe. Les restes de ce buste sont
aujourd'hui conservés au musée de Måsøy,
dans le Finnmark.

Après la guerre, le général de Gaulle offre
à la Norvège un nouveau buste de Louis-Philippe, en
compensation du buste détruit en 1944. Ce buste a longtemps été placé sur le plateau (voir la photo ci-dessus) mais il orne depuis
1988 le hall du centre touristique du Cap Nord.
Références bibliographiques
- Aunet, Léonie d'. Voyage d'une femme au Spitzberg. Arles : Editions Actes Sud, 1995 [1854].
- Bratrein, Håvard Dahl. Eventyret om den forkledte prins. Årbok for Nordkapp, 1983.
- Madame Juuls stambok – biografiske opplysninger ved W.P. Sommerfeldt. Oslo : det norske Selskab, 1931.
- Knutsen, Nils Magne et Posti, Per. La Recherche, une expédition vers le Nord. Tromsø : Editions Angelica, 2002.
- Marmier, Xavier. Lettres sur le Nord : Danemark, Suède, Norvège, Laponie et Spitzberg. Paris : H.L. Delloye, éditeur, 1840.
- Wessel, Dr. A.B. Omkring Ludvig Philip av Orleans' reise i Finnmark 1795. Kirkenes, 1933.
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Liens externes
Louis-Philippe au Château de Versailles
Louis-Philippe Ier article de Wikipedia
Buste de Louis-Philippe exposé au Musée de Måsøy (restes du buste de 1839)
Louis-Philippe au Cap Nord, août 1795 – peint par F.A. Biard en 1841
Buste de Louis-Philippe offert par le général de Gaulle en 1959
Louis-Philippe d'Orléans – historiske grotter på Nordkappmuseet (en norvégien)
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